Les masques sont tombés
Vers janvier-février
Je suis toujours défoncé.
La Chine panique. La Chine est loin... Ce n'est pas nous la Chine.
Ego.
Le Monde commence à trembler. Nous sommes le monde. Mais ce minuscule virus est inoffensif : les seuls cas de décès sont des personnes très âgées ou des personnes ayant de graves problèmes de santé. C'est horrible, bien sûr, mais nous sommes encore loin d'une pandémie dangereuse pour le plus commun des mortels. Pas de stress.
L'Europe commence à s'interroger.
Déni : c'est juste une mauvaise grippe... Quel flan pour une si petite bestiole...
11 février
Je vais à Paris . Voyage d'affaires. Direction Première Vision. Ma mission? Trouvez de nouveaux tissus. Travailler avant tout. L'économie. Mon entreprise. Mes problèmes. Mais pourquoi en parle-t-on autant ?! Moi, moi et moi.
Je regarde d'un œil lointain l'évolution de l'actualité concernant ce jeune homme, Monsieur Covid, qui me semble encore un garçon blanc inoffensif.
Dans mon état insouciant/inconscient, j'en profite pour visiter la Ville Lumière et me détendre. Je suis encore à des années-lumière de la Météorite qui s'abat sur nous à grande vitesse pour détruire nos vies, nos croyances et mon Ego.
20 février
Je continue avec Rome . C'est l'heure du mariage de Michel et Emanuela. Je suis le témoin de Michel. Je suis très heureux.
C'est maintenant l'heure du shooting de la nouvelle collection avec Anna ; J'ai travaillé si dur, investi tellement de temps et d'argent sur cette nouvelle collection. Je ne lâche rien.
Mais d'abord, se promener à nouveau dans cette ville que j'aime tant où j'ai passé un an et demi en Erasmus il y a 20 ans. il y a 20 ans.
Oops. L'épidémie prend de l'ampleur dans la botte.
Autruche. Autruche. Autruche.
Je suis même surpris qu'Anna envisage de ne pas me rejoindre et d'annuler son voyage en Italie pour shooter la nouvelle collection...
"Je veux dire, nous sommes plus susceptibles de mourir d'une mauvaise grippe que de cette petite chose!". Néanmoins, Anna et moi sommes d'accord que si le virus descend dans le coffre, nous écourterons notre séjour initialement prévu de 10 jours.
Si ça la fait se sentir mieux...
Anna arrive le mardi 23 février...
Rire. Éclair. Éclair. Bla, bla, bla. Comme d'habitude. Mais il y a quand même quelque chose qui flotte dans l'air, qui nous trotte dans la tête, qui commence à ronger notre moral et petit à petit, notre insouciance.
Mais non! Hahahahah.
Je me moque des asiatiques qui portent un masque....
Et intérieurement Anna se frottant frénétiquement les mains avec son gel hydro-alcoolique...
Je me moque et me moque.
jeudi 27 février
Covid se répand comme une traînée de poudre.
"Les nouvelles sont mauvaises, peu importe d'où elles viennent."
Anna décide de lever le camp et d'avancer son retour initialement prévu du jeudi 5-3 au samedi 29-2. Je parviens à racler une autre journée le samedi jusqu'au soir pour atteindre nos objectifs. Je la quitte, le coeur serré.
De mon côté, j'hésite et finis par capituler, plus par peur de m'ennuyer seul à Rome (j'y flâne déjà depuis 10 jours) que par peur de cet idiot de C...
J-13 du Crash
J'atterris à Bxl. Je me sens plus en sécurité... Illusion, quand tu nous tiens.
mercredi 11 mars
Je lance la nouvelle collection avec un mail qui se veut léger :
"Eh bien... ce ne sont pas "quelques" gouttes de pluie & autres "joies" qui vont nous empêcher de rêver aux beaux jours...
Afin de m'y préparer, je suis très heureuse de vous dévoiler mes dernières nouveautés. "Je t'ai écrit...
Intérieurement, je commence à m'inquiéter de l'ampleur de cette "chose"... Mais mes craintes ne concernent pas encore la santé. Je n'en suis pas encore au point de déni total. Premiers frissons.
jeudi 12 mars
J'essaie de garder mon paquebot boutique sur la bonne voie comme si de rien n'était. Mais les rues désertes du Centre sont un excellent marqueur de la montée de Tension et m'en font prendre la mesure bien plus que FB lui-même. Je commence à osciller entre la peur et l'autruche.
Même mes meilleurs clients, qui assistent au lancement Gong de la nouvelle collection, ne sont pas là. L'heure est grave. La nouvelle collection commence à me passer par dessus la tête.
Seul dans le magasin, j'entre désormais dans la phase de panique : je fais défiler compulsivement mon écran pour glaner des informations sur ce Covid-19. F***! Condamner! Merde. Ça pue. Mais maintenant, ça commence à puer.
Quelques clients sont quand même passés. Ça fait du bien. Sommes-nous inconscients ou non ?!
vendredi 13 mars
Le gouvernement annonce les premières mesures de confinement.
Plus je déroule FB pour me « rassurer », plus l'angoisse monte. Non, ce n'est pas une petite merde. C'est désormais officiel : Mrs Fear s'installe dans ma vie. Dans nos vies. Ça tue. Même chez nous... Le franc baisse.
J'envoie un nouveau mail à mes clients : le magasin sera fermé en semaine ; samedi, je serai juste à l'atelier. J'y crois encore. Un petit peu. Je t'embrasse (de loin !)...
samedi 14 mars
11h00. Bruxelles ressemble à la mort.
Des policiers viennent vérifier que je respecte les consignes : oui, oui, le magasin est fermé. Je profite du calme pour ranger, nettoyer, m'occuper des choses... Parce que je sais qu'à la maison, je vais me débrouiller toute seule comme une grande fille sur les écrans. Et ça ne me fait jamais de bien. Ce n'est jamais le cas.
14h00. Qu'est-ce que je fous là?
16h30 : 2 heures avant ma clôture officielle de ma vie d'avant, je décide de plier bagages. Je n'appartiens plus ici.
dimanche 15 mars
FB. FB. FB.
Instagram. Instagram. Instagram.
Le Monde. Le Monde. Le Monde.
Je le redoutais. Je le vis dans ma chair maintenant. Confinés à la maison, mes écrans sont mes pires ennemis. Ils me rongent et me stressent.
La tension monte d'un cran. Va-t-on vers un confinement à l'italienne ? Mais qu'allons-nous devenir ?
lundi 16 mars
En guise de petit déjeuner, j'avale la nouvelle indigeste. Nausée.
Faire défiler.
Et pour couronner le tout, la Belgique manque de masques...
Masques.
Tissus.
Mon œil commence à n'être attiré que par les nouvelles à leur sujet. Les gros titres sont plus racés les uns que les autres : pénurie, Maggie débloque, arnaque chez les Turcs, pertinence des masques non officiels qui ne répondent pas aux normes : artifice ou Arte-fait ?
mardi 17 mars
Je ne vais pas coudre des masques partout ! Je ne couds plus depuis des années, sauf pour mes prototypes... Je n'ai même pas de machine à coudre à la maison...
Eh bien, mes amis stylistes ont commencé : Ben. Aude aussi. Vanessa maintenant... Ils ont même créé un groupe FB : #sewfreemasks
Mais quel modèle ? Quels matériaux ?
GO, ils ont raison en fait : c'est la seule chose à faire ! Pas une minute à perdre ! Je vais glaner des informations pratiques sous tous les angles.
C'est ma seule véritable issue pour le moment : l'opportunité de garder mes mains et mon esprit occupés avec autre chose que les plans catastrophiques qui se construisent dans ma tête. Je dois agir. Pour moi. Et pour les autres.
20h00. Le couteau tombe. Le gouvernement annonce LE confinement tant attendu et redouté. Demain, à midi, la Belgique serre le frein à main. Et les magasins de tissus seront fermés...
Je suis seule à la maison avec Loup, 9 ans et Eliott, 12 ans. Il me reste très peu de temps pour rassembler ce dont j'ai besoin. Je fais un inventaire mental express de ce qui me sera utile au magasin et de ce que je dois acheter et où.
En 10 secondes, mon plan est fixé : demain matin, je les laisserai seuls à la maison avec des instructions saugrenues et je partirai en grand tour. Eliott est assez vieux pour gérer quelques heures seul avec Loup et il a un téléphone et les voisins en cas de rebondissement.
22h00 : "Bonjour, Allisson, avez-vous du polyester à vendre en grande quantité ?" Allisson a monté sa société, elle vend les tissus de fin de série de tous les créateurs belges et maintenant français.
Des milliers de mètres et mercerie.
Une véritable caverne d'Alibaba.
"Oui, oui, bien sûr, je les donne. Je viens d'être en contact avec le groupe FB d'Aude (de Wolf) : #sewfreemasks".
Ah ouais, super groupe : pour mettre en contact les couturières et les demandes urgentes de masques et pour fournir les oubliés : ceux qui sont aux premières loges mais que le Gouvernement ne pense pas encore à protéger. Déjà ceux qui sont en première ligne, c'est pas triste... Sans-papiers, sages-femmes, infirmières à domicile, foyers... "Ok, à demain ! Bisous."
Je respire déjà mieux, loin des écrans, près du cœur des gens. Je vais faire quelque chose d'utile. Donner mon temps aux personnes qui en ont besoin. Quoi qu'il en soit, ce temps sera mieux dépensé là-bas que dans l'angoisse numérique ou la futilité de créer la prochaine collection. Je ne suis pas d'humeur pour ça.
mercredi 18 mars
8h00. Je me précipite pour récupérer tissus, élastiques & machines à coudre avant que tous mes fournisseurs ne ferment à 12h00. La course contre la montre commence.
1er arrêt : magasin : tout est plié dans le coffre en 20 minutes.
Prochain arrêt : Berger : Polyester. Plus d'élastiques ? Allons à Leduc.
Merde, les élastiques de Leduc ne semblent pas adéquats.
J'achète quand même 100 mètres, c'est mieux que rien. Je sais que nous aurons besoin de ces masques...
"Bonjour, Monsieur Assabban ?! ... Oui ?! Vous êtes mon sauveur ! Waze me dit que j'arrive dans 22 minutes. Merci de ne pas fermer le magasin !".
Devant moi, une femme ramasse les 1200 mètres d'élastiques que je convoitais. "C'est pour qui?" "C'est confidentiel." Ambiance... Nous apprenons à nous connaître. Nous échangeons. On se confie l'un à l'autre. Nous nous lions.
Je ne le sais pas encore mais ces nouveaux liens constitueront mes nouveaux poumons salutaires des prochaines semaines.
14h00. Six heures plus tard, je suis de retour à la maison avec mon butin. Mes fils ont bien travaillé. Aucun argument. Fier et fier.
D'ailleurs, mon cœur était triste de voir les files d'attente hallucinantes sur les trottoirs des supermarchés, dignes d'un siège... On bascule là dans un autre monde. Et le siège va être long.
Vous êtes-vous retrouvé dans mon histoire ?
Avez-vous également vécu des montagnes russes émotionnelles, organisationnelles et x-she ?
Avant de vous raconter la suite, je vous invite à prendre la Plume et à commenter cet article. Cela me procurera beaucoup de joie. Et en ces temps, ça ne se refuse pas !
Commentaires
Gwendoline Germeau:
Wahou !
Super de te lire, lire tes jours à Rome, ton retour dans la tourmente et ton partage de pratiques à faire des 😷 …
J’ai tenté faire quelques masques sans machine à coudre.
Juste un désastre !
Et les tiens,… on peut les voir ?
Bisous tout plein et félicitations pour tes rebondissements.
Vanessa :
Tout dans le désordre, comme ces premiers jours …
- – - effervescence-créer-hasard-masques-decouverte-precieux-rencontre-inventer-telephone-débrouille-free-tissu-essai-bon plan-couture-généreux-inventer-elastique-essayer-messages-partage-hasard-vite- – -
Et bravo à toutes celles et ceux qui comme toi ce sont donnés corps et âme pour naviguer dans la tempête en donnant tant d’eux-mêmes !
Vanessa
Annick Branders:
Merci pour ce récit ! Il rejoint effectivement les angoisses que j’ai pu me faire aussi à l’arrivée de ce “Coco”, comme tu dis.
Bravo pour ton enthousiasme malgré la situation ! ça donne la pêche aussi de lire que des belles choses continuent de se faire !
Pour info, je me suis basée sur ton tuto pour les masques maison. Merci aussi pour ce partage ! Bon, perso, j’suis nulle en couture donc ça donne ce que ça peut, mais ça me rassurait de pouvoir faire un tout petit qqch pour protéger les autres et ma petite famille.
Alors un seul mot… ou plutôt deux… : COURAGE et BRAVO !
Anna:
Rah la coquine je savais que tu me prenais pour une folle avec mon gel pour les mains 😂😂
Mais au moins on a rien choppé et on a pu faire toutes nos photos
C’ est vrai que c’est étrange quand on fait un retour en arrière de voir toutes les émotions par les quelles on passent et devoir trouver le juste dosage entre peur et action
Merci pour ce belle article, très sincère qui permet à son tour de faire le bilan de ces derniers mois